La chasse aux canards
Les juges dépêchent de plus en plus la police dans les rédactions.
Source :
http://www.liberation.fr/medias/0101269970-la-chasse-aux-canards
Par
RAPHAËL GARRIGOS et ISABELLE ROBERTS
Devant l
’Afrique du Sud, mais derrière le Mali. Voilà la 35e et glorieuse place qu’occupe la France en 2008 dans le classement de la liberté de la presse mondiale établi chaque année par Reporters sans frontières. Après l’interpellation de Vittorio de Filippis, la France devrait descendre un peu plus dans les tréfonds du palmarès. Si l’affaire qui touche aujourd’hui Libération est sans précédent, elle symbolise des relations de plus en plus houleuses entre justice et presse - au détriment des journalistes.
Espionnage.
C’est un vieux couple que celui du juge et du journaliste. Diffamation, droit de réponse, le délit de presse a même sa propre chambre, la 17e, au tribunal de Paris, spécialisée dans ces affaires. Mais elles se règlent généralement sans l’intervention de képis et de menottes. Depuis quelques années pourtant, la police se met, sur l’injonction de juges, à flirter sérieusement avec les rédactions. En décembre 2006, le journaliste indépendant Denis Robert est mis en examen pour avoir seulement eu en main les fameux listings de Clearstream. L’affaire remonte au Canard enchaîné : en mai 2007, un juge se présente aux portes de l’hebdo pour fouiller les bureaux de la rédaction. Motif : «divulgation du secret de l’instruction.» Les portes resteront closes. En juillet dernier, c’est un journaliste d’Auto Plus qui, après quarante-huit heures de garde à vue, est mis en examen, tandis que sa rédaction est perquisitionnée. De quel horrible crime s’est-il donc rendu coupable ? Il a publié les photos d’une future Renault. Journalisme, plaide-t-il. Espionnage industriel, rétorque la justice.
Même topo le 17 novembre dernier pour un journaliste de la
Nouvelle République du Centre-Ouest, coupable de violation du secret de l’instruction, après des articles sur le meurtre d’une jeune fille. En décembre 2007, le Télégramme de Brest avait lui aussi subi les foudres de la justice suite à un article sur la mort d’un membre du milieu nantais. En janvier 2005, c’est l’affaire Cofidis qui envoyait les pandores simultanément dans deux rédactions, celle du Point et celle de l’Equipe, tous deux mis à l’index pour avoir publié des procès-verbaux sur le trafic de produits dopants.
Parfois, c
’est un coup de main que cherche la justice: ainsi, en 2006, une perquisition est organisée à la rédaction de France 3 Sud à Toulouse afin de pouvoir identifier des faucheurs d’OGM filmés dans un JT. Et, quand la perquisition ne suffit pas, la justice sort les grands moyens. C’est ce qui est arrivé le 5 décembre 2007 à Guillaume Dasquié, journaliste indépendant (et collaborateur de Libération) : lui a eu droit à la DST débarquant à son domicile au petit jour et le cuisinant vingt-sept heures durant au sujet de notes des services secrets, publiées dans le Monde.
A chaque fois, ces affaires ont en commun la protection des sources des journalistes.
Il s’agissait pourtant là d’une promesse de campagne du candidat Nicolas Sarkozy : faire inscrire dans la loi française, comme la législation européenne l’exige, la protection des sources qui fait qu’un journaliste a le droit de taire le nom de ses informateurs. Le texte, en cours d’examen, s’il inscrit bien le droit à la protection des sources dans la loi, ne change rien à l’affaire. En effet, il autorise le juge à déroger au secret des sources s’il estime qu’une perquisition dans une rédaction, par exemple, est «indispensable à la manifestation de la vérité».
Tutelle. Pas facile, alors, pour le journaliste d
’exercer son métier quand la justice même lui met des bâtons dans le stylo. D’autant que le climat pour la presse est délétère : à la pression judiciaire, s’ajoutent des pressions économiques - la crise de la presse - et politiques. Avec un président de la République aux puissants amis dans les médias (Arnault, Bouygues, Bolloré…) et qui n’a pas hésité à intervenir directement dans les rédactions. Avec l’UMP qui s’en prend à l’AFP quand celle-ci ne reprend pas un de ses communiqués. Avec un projet de loi sur l’audiovisuel qui place l’information de service public sous tutelle de l’Etat,
le journalisme a du plomb dans la plume.